n°218 La Revue des Sciences de Gestion – Editorial par Philippe Naszalyi – Et nunc, reges, intelligite, erudimini, qui judicatis terram !

Et nunc, reges, intelligite, erudimini, qui judicatis terram !

Philippe NASZÁLYI
Directeur de la rédaction et de la publication 

« Pendant qu’ils font de la sociologie, ils ne sont pas au chômage ! » me répondait avec conviction, en mars 2003, un ministre du gouvernement français qui me recevait dans sa mairie.

Effectivement, comme le montrent les études des chercheurs en sociologie, ce sont les « populations d’origine moyenne ou populaire » 2 dont « le capital scolaire est assez faible » et qui en général « sont plus âgées que la moyenne » qui s’inscrivent dans ces matières à l’université et qui deviennent « le plus souvent (des) employés » ou sont « en statut précaire » ou « travailleurs sociaux »3.

« La pseudo démocratisation de l’université est en fait un massacre organisé » comme le souligne si justement Grégoire Bigot4.

On dénombre :
– 67 197 étudiants en psychologie ;
– 53 874 étudiants en histoire ;
– 52 709 étudiants en science de l’informatique et de la communication ;
– 28 053 étudiants en sociologie ;
– 5923 étudiants en archéologie, ethnologie et préhistoire.

Pour ne retenir que ces disciplines universitaires.5 Cette entrée en masse en premier cycle est encore accentuée par la multiplication des baccalauréats technologiques ou professionnels comme le montre bien Alain Chenu6, nécessitée par la volonté politique du « grand bond en avant » qui doit amener dans « l’avenir radieux », 80 % de classes d’âge au Baccalauréat. Comme le souligne l’analyse d’Odile Piriou pour ces étudiants de sociologie appelés de ses vœux par ce Ministre d’alors, il y a bien des difficultés, contrairement aux autres disciplines, à trouver un modèle professionnel autre que le « sociologue académique de l’Université ou du CNRS » 7.Or, et c’est une évidence, malgré l’augmentation importante des enseignants du supérieur en cette matière, les débouchés professionnels manquent cruellement ! La professionnalisation matérialisée naguère par la création des DESS
(Bac + 5) n’a pas plus été une réussite, hormis bien entendu les matières déjà essentiellement professionnelles, comme le souligne encore Charles Soulié à la suite de Pierre Bourdieu. Un diplôme
« en dehors du marché académique8 » ne vaut « en grande partie (que) ce que vaut déjà socialement mais aussi professionnellement son porteur »
9.

A ouvrir largement, sans sélection, à des enfants de milieux défavorisés, en raison de leurs origines sociales et scolaires, des premiers cycles universitaires, est une stupidité doublée d’un crime social et économique. « Comme la sociologie, la psychologie ou les langues » 10, il est tout aussi criminel, depuis 2002, d’avoir laissé filer la création des masters professionnels (successeurs des DESS) dans ces disciplines dont les débouchés ne devraient, au moins pour la sociologie à ce niveau, n’être que l’enseignement supérieur ou la Recherche ! 

« La société du risque »

En dénaturant la réforme du LMD11, depuis 2002 par corporatisme, imprévoyance ou lâcheté, les ministres de l’Education Nationale français, à commencer par le séduisant « dîneur en ville » devenu coqueluche des « Hauts Plateaux » 12 ces médias à la mode dont certaines chaînes de télévision prétendument d’information, ont amené la jeunesse estudiantine là où elle en est.

« Seule la France est capable d’un tel génie pervers et finalement destructeur de l’idée même d’enseignement public » 13. Il ne faut donc pas s’étonner que ces jeunes désabusés « qui se pensent plus rarement qu’autrefois comme de futurs intellectuels » 14 brûlent les écoles qui les ont laissés sans diplôme (150 000 selon le Ministère) ou dégradent les universités qui ne les conduisent qu’à la précarité et à l’exploitation. Il faut être bien incompétent ou obstinément inconscient, comme naguère Jules de Polignac15, pour proposer à des étudiants de sociologie, de lettres ou de sciences humaines, dont les débouchés sont à 80 % dans le secteur public ou para-public, des contrats de travail uniquement destinés aux entreprises privées.

Il faut aussi avoir une véritable méconnaissance de ce qu’est une entreprise et de ce que sont les orientations politiques, « traditionnellement à gauche, des étudiants comme des enseignants de ces disciplines » 16 pour mettre ainsi en porte-à-faux les chefs d’entreprise à commencer par ceux des TPE et des PME. « Les patrons vont payer très cher un soutien mesuré d’un contrat devant lequel ils ont été mis devant le fait accompli » s’insurge Sophie de Menthon17.

Qu’il est doux d’entendre encore, les doctes fonctionnaires devenus des hommes politiques fustiger ces jeunes « qui ne savent plus prendre de risque ». Si nous sommes bien entrés dans la « société du risque » 18 au sens d’Ulrich Beck, c’est-à-dire celle où « la production sociale de richesses est systématiquement corrélée à la production sociale des risques », nous sommes entrés dans une « paupérisation nouvelle19».

C’est l’attitude face au risque, c’est-à-dire la manière de le répartir, de le gérer ou de l’éviter qui détermine aujourd’hui les processus économiques mais surtout politiques et sociaux. Si la « stratégie du hérisson » « toutes épines dehors » ne produit pas l’effet escompté, comme le souligne Didier Heiderich, « les multinationales, les pouvoirs financiers et politiques (qui) n’ont d’autres volontés que de protéger le statu quo » doivent alors mettre en place une manœuvre d’évitement en « transférant les risques vers le bas de la hiérarchie sociale20».

Cette dimension sociale qui reprend des termes connus explique semble-t-il mieux cette crispation qui est apparue dans la société française lors de « la crise du CPE » qualifiée à juste titre de « mesurette » par la Présidente d’ETHIC qui prône que « Pour chaque filière l’ANPE ou le patronat pourrait évaluer les débouchés afin d’avertir les jeunes, attention, à la fin d’un cursus de sociologie, vous avez une chance sur mille de trouver un boulot » 21. Voilà donc réconciliés, chercheurs en sociologie et patrons, voilà surtout fustigée « la politique du chien crevé au fil de l’eau » selon l’excellente expression du Président de la Sorbonne pour qualifier la politique éducative des gouvernements successifs22.

Le « bougisme »

La pire des hypocrisies est bien alors de s’étonner qu’une jeunesse aussi fourvoyée par la seule volonté des gouvernements puisse trouver raisonnablement un emploi. Non seulement 150 000 jeunes, selon les sources ministérielles, sortent-ils du système scolaire sans diplôme, mais ceux qui, après un parcours du combattant « reviennent en gueules cassées », pour une majorité d’entre eux23 et reviennent avec un diplôme universitaire, après 5 ou 8 années de cursus (selon les redoublements) ne trouvent évidemment pas de travail à la mesure de leur formation et de leur niveau de connaissance. Dire que ce contrat de travail, le CPE, n’était destiné qu’à ceux qui, sans formation, restent au bord du chemin, c’est oublier bien vite la loi de Gresham qui énonce que : « la mauvaise monnaie chasse la bonne », et que par extension cela s’applique évidemment aussi, aux mauvais contrats de travail !

Le chômage des hommes peu qualifiés est passé de 5,4 % en 1981 à 13 % en 2002, celui des « qualifiés », c’est-à-dire diplômés du supérieur de 3 % en 1981 à 5,4 % 24. Il en est de la responsabilité de la classe dirigeante qui s’était engagée dans la stratégie de Lisbonne à doter « l’Europe d’ici 2010 de l’économie, de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique (en se donnant comme objectif de rattraper puis de dépasser les Etats-Unis) capable d’une croissance durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi, d’une plus grande cohésion sociale, dans le respect de l’environnement » 25. Plutôt que de réformer l’enseignement supérieur, « l’Etat républicain qui ne fonctionne plus comme une puissance d’impulsion, un point névralgique producteur d’initiatives »26 préfère agiter les peurs ou les réprobations pour justifier ce que l’on nomme, dans le politiquement correct, le « changement » qu’Eric Delbecque appelle avec justesse « le bougisme27 confondu avec le véritable changement ». C’est bien de cela qu’il s’agit en effet et deux études économiques au moins ont relativisé les chiffres atterrants qu’à l’envie, le mode politico médiatique relaie, en sachant parfois qu’ils sont tronqués.

« Le vertueux mensonge !»

Dans leur analyse, les effets des délocalisations sur l’emploi en France, G. Daudin et S. Levasseur l’écrivent sans ambages : « les données utilisées dans ce débat public pour appréhender les conséquences des délocalisations sont trop souvent de faible qualité ». C’est un euphémisme et l’on ne peut qu’inviter nos lecteurs à se reporter à cette étude de près de 30 pages qui apporte un éclairage excellent : « le gouvernement actuel utilise aussi ce type d’argument pour justifier les réformes structurelles du marché du travail » écrivent les deux jeunes analystes de l’OFCE avant
de rappeler que « les salaires plus faibles ne sont pas la source exclusive de la croissance des importations » et que « le dumping monétaire » est loin d’être indifférent dans les rapports déséquilibrés avec des pays émergents comme la Chine28 comme nous l’écrivions déjà en 1998. Il est dommage qu’une fois encore, ce soit le Président des Etats-Unis29 qui l’ait compris tandis que le Président de la Banque Centrale Européenne s’enferre dans le monétarisme le plus dévastateur30. Plusieurs économistes ont, par ailleurs, apporté des nuances aux chiffres admis sans discussion par l’ensemble de la classe politique et médiatique et qui figurent dans l’exposé des motifs de la proposition de loi sur l’accès des jeunes à la vie active en entreprise 31 qui est devenue loi et remplace le mort-né CPE. C’est ce que Philippe Monti appelle un « vertueux mensonge »32.

En effet, si 23 à 24 % des jeunes Français de 15 à 24 ans se trouvent être demandeurs d’emplois, il s’agit, bien entendu, de tous ceux qui ne sont pas scolarisés. En effet, si l’on rapporte comme pour toutes les autres catégories, le nombre de jeunes chômeurs (609 000) à la totalité de leur classe d’âge (7 833 709) on découvre alors, et c’est plutôt rassurant, que seuls 7,8 % des jeunes Français de 15 à 24 ans, sont au chômage, soit moins que la moyenne européenne (qui est de 8,2 %).

C’est ce que déclarent un peu dans le désert, à partir d’une étude du CEREQ, à la fois, le professeur Jacques Marseille33, trois économistes d’une autre « Ecole » 34 ou le professeur Olivier Favereau qui ajoute d’ailleurs que les jeunes ont une « durée de chômage » significativement plus faible que celle de toutes les autres classes d’âge : trois mois de 20 à 24 ans, contre dix mois de 40 à 44 ans… c’est-à-dire que les jeunes « sont plus employables » que les plus
âgés35. Il est donc réconfortant que les chercheurs et les universitaires soient d’accord sur les données réelles, même si l’on peut considérer, comme on l’a vu plus haut, que les jeunes Français sont plus longtemps scolarisés que les Européens. 

Et nunc, reges, intelligite…

Toutefois, la « méconnaissance de la réalité statistique ne peut que surprendre de la part de dirigeants supposés instruits ou correctement conseillés » 36 sauf si l’on considère que les hommes politiques, on n’ose plus les appeler « hommes d’Etat », « ces professionnels hyper spécialisés dans les jeux de pouvoir » selon la bonne formule de Jacques Marseille37, négligent la vérité des faits économiques tant cette culture est fort éloignée de leurs préoccupations réelles.

Quant aux journalistes, même pour ceux que l’on répute sérieux, est-ce paresse ou manquements fondamentaux à l’éthique élémentaire qui les fait reproduire sans vérification des approximations éminemment dangereuses pour leurs lecteurs ou les auditeurs ? De nombreux observatoires des Médias ont une fois de plus pointé avec justesse ce manquement de la presse française, « ces faiseurs d’opinion » beaucoup trop liés aux « dîners en ville » pour ne pas parler de cohabitations plus intimes !

Quoi qu’il arrive, le véritable perdant est une fois encore l’économie française et l’image de l’entreprise. Le « constat est rude ; les étudiants français les plus brillants n’ont pas envie d’être entrepreneurs, les investisseurs étrangers aiment moins la France, les entrepreneurs français sont convaincus que le « climat » est plus agréable à Genève ou à Bruxelles… Quant aux hommes publics, responsables syndicaux ou encore membres du corps professoral, peu parmi eux considèrent l’entreprise comme suffisamment noble pour y consacrer plus d’intérêt que cela » souligne Frédéric Bedin, Directeur Général du Public System et membre du Comité Directeur de Croissance Plus38, faisant aussi écho à Sophie de Menthon qui, à la sortie de la crise du CPE se désole que le « dramatique fossé entre l’enseignement qui justement pose problème vient de se creuser un peu plus ? Ce n’est pas le corps professoral qui va souffler l’esprit d’entreprendre39.

Rapprocher l’entreprise et l’université, voilà bien l’enjeu de ce que l’on avait appelé la loi Devaquet40 et son échec à l’automne 1986 à la suite de manifestations comparables à celles de ces dernières semaines. De là est ancré dans l’esprit de certains et relayé par la presse anglo-américaine ou chez certains Européens que la France est devenue irréformable.

Ce que reprennent à l’envie pour le culpabiliser, nombre de «  personnalités » qui estiment, à tort, que le « pauvre vieux pays » est ingérable ou que l’Education Nationale est un vestige stalinien.

…erudimini, qui judicatis terram !

Il y a toujours des contempteurs de leur propre pays. Ce furent les Bourguignons qui voulaient que la couronne passât aux « Anglois » et que défit Jeanne d’Arc. Ce furent des Catholiques qui autour des
Guise souhaitèrent la victoire de l’Espagne contre la dynastie des Valois puis celle des Bourbons. Ce furent, plus près de nous des « collaborateurs » qui souhaitèrent la victoire des Nazis contre le pays du Front populaire. Tout comme nos contemporains, ils pensent représenter le réalisme, le sens inéluctable de l’histoire ou celui de la construction d’une Europe idéale contre les tendances rétrogrades des peuples. Ils oublient qu’un pays qui à l’heure actuelle et à lui tout seul, fournit les excédents démographiques des 24 autres pays n’a guère de leçons d’avenir à recevoir de pays malthusiens41 où la mort dépasse la vie et dont les populations sont en décroissance absolue42.

Il est temps de clore la bouche à ces propagandistes de l’idée de la décadence, non pas au nom d’un patriotisme économique, mais bien au nom de la vérité des faits. Que la France qui entraîne à elle seule la totalité de la croissance de la population européenne depuis plusieurs années ait envie de se faire entendre de l’Europe, quoi de plus naturel. Que ses habitants, plus jeunes, plus divers que les autres, refusent l’uniformisation issue de systèmes qui leur sont hostiles, quoi de plus sain et de plus naturel car la France « joue un rôle spécifique et nécessaire »43en Europe.

Le nier « c’est manifester une haine de soi nihiliste et, dans le même mouvement, vassaliser notre continent, préparer le triomphe du nouvel ordre moral si cher à toutes les oligarchies financières et à tous les cénacles néo conservateurs, américains ou européens… » affirme encore avec force, Eric Delbecque dans une analyse si réconfortante de la part d’un si brillant chercheur de 33 ans.

En revanche, il y a bien un absolu échec des constructions européennes depuis Maastricht et Amsterdam à mettre en
place la « société de la connaissance » pourtant prévue par le protocole de Lisbonne. Sans contestation possible, le rapport de Wim Kok44, malgré le désir de la Commission européenne de minimiser la portée de ce document, le confirme. « En matière de R & D, on sait que la politique européenne a constamment balancé entre rhétorique de l’excellence et réalité du saupoudrage dans un contexte globalement marqué par la modicité des moyens et la lourdeur des procédures » 45. D’ailleurs, l’Europe, de l’aveu même de la Commission vient tout juste de lancer une consultation sur les améliorations à apporter aux règles communautaires en matière d’aides d’Etat pour ce qui concerne les projets encourageant l’innovation46. « Au cours des dix dernières années, alors que l’Europe donnait l’impression d’avancer, avec le marché unique, l’euro, l’élargissement, etc., elle a, en fait, fait du surplace ».47

Il est bien évident que le « volapük intégré48» qu’a fabriqué l’Europe, depuis quelque temps, trop longtemps même, sous la conduite d’un vieillard cacochyme qui depuis des années, croit et fait croire que toutes les mauvaises idées qu’il propose, le quinquennat fut l’une d’elles comme on le voit, sont signe de « modernité » alors qu’elles ne sont qu’une manière de détourner, avec la complicité de beaucoup, des vrais combats à mener comme celui de la formation ou de
l’innovation au sens schumpétérien 49 du terme. Dénoncer les insuffisances et les mauvais combats n’est pasnier la réalité, bien au contraire. L’on peut clairement dire que l’Europe et donc la France et ses entreprises se trouvent dans une véritable guerre économique qui a remplacé, pour le moment, les guerres qu’elles soient chaudes ou froides, depuis la n de l’empire soviétique au début des années 90. Désormais, l’entreprise est bien au centre de l’antagonismeentre les puissances économiques et il n’est pas étonnant que le « marketing
warfare
» mis en lumière en France par François Le Roy à la suite des chercheurs américains Philip Kotler et de R. Singh50 et d’Al Ries et Jack Trout51 eux-mêmesdans la lignée de Clausewitz52 et des stratèges de la guerre des siècles passés, soit à la pointe de la stratégie de la guerre économique. Comme le souligne Ludovic François « l’entreprise est au coeur de luttes d’influence » et un nombre croissant de grands groupes et de PME sont victimes « d’agressions par l’information » qu’on peut classer en deux catégories : « des opérations de déstabilisation à des fins concurrentielles » et des « crises éthiques » 53. Avec l’idée de la guerre économique est apparu le concept d’intelligence économique. Dès 1994, le président américain Bill Clinton lance une déclaration de guerre économique qui vise à asseoir la domination des entreprises américaines tant dans la conquête de nouveaux marchés que l’intégration et l’économie dans un marché globalisé dominé et appuyé par le contrôle de l’information.

« Pour faciliter la conquête des marchés » déclarait Marc Racine54, le Gouvernement américain « a mis en réseau tous les services de l’Etat susceptibles d’aider les entreprises grandes ou petites ». C’est l’Advocacy policy, cette politique de défense qui a été mise en place dès 1993
autour de deux organismes : le Trade Promotion Coordinating Committee55 et l’Advocacy Center56.

C’est en 1994 qu’Henri Martre, dans un rapport fondateur du Commissariat général au Plan sur « l’intelligence économique et les stratégies d’entreprise » 57 démontre l’intérêt de mettre en place une sorte de cellule de guerre pour défendre les intérêts de l’économie et des entreprises françaises et donc européennes. Et pourtant, « L’histoire ne repasse pas les plats58 ». C’est par cette expression populaire que Bernard Carayon, rappelle que depuis le rapport Martre, la politique française, dans le domaine de l’intelligence économique, est faite « d’efforts disparates et désordonnés et parfois de ratiocinations intellectuelles, de barbouzeries d’officines ou de
verbiages anglo-saxons de consultants
».

La première application du rapport de 2003, est la nomination d’« un haut responsable chargé de l’intelligence économique » en la personne d’Alain Juillet59 dont la mission est de sensibiliser à la guerre économique les entreprises tout autant que les administrations. A sa nomination, il estimait qu’il faudrait au moins trois ans pour que l’Etat réussisse à remplir son contrat pour « amener la majeure partie des entreprises françaises à utiliser l’intelligence économique en vue d’améliorer leurs compétitivités face à la concurrence mondiale60». La « veille attitude » pour emprunter l’expression de Jean Michel61.

« The accumulation of Knowledge »

Pour mettre en place « la société de l’information », « la société de la connaissance », consacrer 3 % du PIB en dépenses de R & D, à l’horizon 2010 au lieu des 2,10 %, aujourd’hui62, il faut réaliser un effort considérable qui ne peut venir que d’une prise de conscience et d’une mobilisation de tous les acteurs économiques. Le Japon qui sort de dix ans de restructurations et les Etats-Unis « qui est le pays le plus interventionniste quant il s’agit de protéger les intérêts de ses entreprises et quand il faut les accompagner sur les marchés mondiaux » comme le souligne encore Bernard
Carayon63 sont partis devant l’Europe. Ils sont suivis par la Russie et la Chine voire l’Inde, au moins. La saine réaction du Président de la Bibliothèque nationale64, même si elle se heurte à la fois au
scepticisme méprisant des traditionnels « thuriféraires de la décadence » et à la difficulté de mettre en place toute action dans le cadre européen présent, est « un véritable plaidoyer pour un
sursaut » concrétisé déjà par un accord francophone, le 28 février 2006.65

En effet, si l’on veut que les oeuvres de l’esprit retrouvent leur place, il faut qu’elles soient justement ,rémunérées ; là encore, le débat qui a lieu au Parlement sur l’application à la législation française de la directive « droits d’auteur » a montré la fragilité du respect que les parlementaires accordent au travail intellectuel, culturel, scientifique ou artistique.

Sous des prétextes fallacieux et démagogiques d’« exception pour les Bibliothèques » ou pire, d’« exception pédagogique » soutenues sans se rendre compte des conséquences, aussi bien par la CPU66 que par la CGE67, alliées des partisans de la « licence globale » au nom de l’accès à tous à la culture qui rendent le pire service que l’on peut
à la Recherche et à la Création. C’est la protection du droit d’Auteur, comme la législation française a su le conserver qui comme pour « l’exception culturelle » a permis, permet et permettra la
vie et la revitalisation des œuvres de l’esprit. La magnifique réussite du cinéma français en est un exemple limpide. Le travail de l’esprit qui a mis si longtemps à être considéré dans les
sociétés paysannes et matérialistes européennes, risque à tout moment de sombrer car il ne peut en aucune façon être offert gratuitement. Le développement de l’Innovation ne peut se faire que par le foisonnement, mais aussi la juste et convenable rémunération des idées et de leurs créateurs sous toutes leurs formes. Là encore, avec « les exceptions » les plus émouvantes possibles, c’est être sérieusement archaïque que de le nier ou volontairement conscient que cela favorise comme toujours les puissants établis ailleurs.

Un tiers des nouveaux produits lancés par Procter et Gamble est développé hors des murs de l’entreprise, dans le cadre de ce qu’Henry Chesbrough appelle l’Open Innovation du model « Connect and Develop », nouvelle appellation de R & D.68

La guerre économique, c’est aussi le renseignement et la veille, une stratégie d’anticipation et une vision proactive qui se fonde sur des réalités précises : 19 des plus grandes entreprises des Etats- Unis ont moins de 40 ans alors que les 25 premières entreprises françaises ont plus de 40 ans.69

51 % des entreprises de haute technologie sont américaines du Nord, 28 % ont leur origine dans la zone Asie-Pacifique et 17 % sont européennes.70

« La force des Etats-Unis aujourd’hui, c’est Dell, c’est Google, c’est E-bay, c’est Cisco… Ce n’est plus ni General Motors, ni Hewlett-Packard, La force de l’Angleterre, c’est Easyjet, Vodafone ou Virgin… Ce n’est plus ni Rover, ni British Airways » 71 s’exclame avec fougue le jeune patron de
« The Phone house », Geoffroy Roux de Bézieux qui préside aussi aux destinées du groupe d’entrepreneurs « CroissancePlus ».

Sans partager totalement cet enthousiasme « du passé, faisons table rase ! », il est évident que l’innovation au sens le plus large, préside à la création et au développement de ces fleurons de l’économie voire des NTIC comme elle se retrouve aussi dans de grands groupes comme Veolia, ancienne compagnie générale des eaux créée en 1853, avec ses 250 000 collaborateurs72ou chez Dassault Systèmes qui appartient à un groupe né après guerre.

Ce discours rappelle cependant que les PME, c’est-à-dire 98 % des entreprises et 60 % de l’emploi sur le continent européen peuvent être également l’un des vecteurs de l’innovation et du développement73, mais qu’il existe une véritable « difficulté pour les start-up de trouver en France plusieurs grandes entreprises technophiles, c’est-à-dire clientes, pour se développer »74hors d’un grand marché protégé.

Rappelons cette vérité des chiffres que les entreprises du CAC 40 ou les 101 plus grandes (celles de plus de 10 000 salariés) représentent 58 à 60 % des fonds investis en R & D, même si cela reste en part des profits et du chiffre d’affaires, notoirement et très largement insuffisant comme le souligne, Jean-Hervé Lorenzi, qui y voit avec raison, la véritable cause de la faiblesse française75.

Ce sont ces « gazelles »76qui doivent être encouragées. C’est bien
dans cet esprit que nous avons bâti le dossier sur l’Intelligence économique et sa relation avec la stratégie de l’Innovation.

La dizaine d’articles qui le composent tient compte de la diversité des problématiques sans jamais les épuiser : les « informations terrain » et le problèmes de management interculturel que nous plaçons résolument dans le cadre de l’intelligence économique, la compétition pour développer ce que certains appellent la rente technologique, les adaptations des organisations y compris les PME aux technologies et à la lutte « intelligente » constituent un ensemble cohérent où s’allient expériences et réflexion conceptuelle avec Internet au cœur.

Selon une pratique maintenant éprouvée, nous achevons ce numéro par un article « hors-dossier » qui est une très originale et excellente leçon à mettre en application en comptabilité en s’inspirant de Delaporte. Décidément la gestion nous rappelle avec justesse ses liens avec la science historique !

Cette masse d’information est là aussi pour nous rappeler qu’une étude récente nous informe que si l’âge moyen des prix Nobel et des plus grands inventeurs a augmenté « d’environ six ans au XXe siècle »77, alors que celui des exploits sportifs ne bouge pas, c’est comme le constate son auteur, le professeur Benjamin Jones de la Kellog School of Management78, parce que l’acquisition des connaissances préalables à toute découverte originale pèse plus lourd aujourd’hui…

Comme Benjamin Jones, Pierre Tabatoni enseigna à la Nortwestern University (Kellog). Qu’il me soit donc permis de les
associer, en rendant hommage à celui qui fut l’un de nos fondateurs et qui vient de nous quitter, en citant cette formule lapidaire qu’il affectionnait et qui peut constituer à la fois le résumé et l’introduction de ce numéro :

« L’innovation n’est pas une discipline universitaire ni un thème fréquent de doctorat. Elle est pourtant une des sources majeures de l’évolution de nos sociétés de technologie, de concurrence et de communication » 79.

Que cette lecture soit pour vous, « The accumulation of Knowledge » !

Notes

1. Littéralement : « Maintenant, rois, comprenez ; instruisez-vous, juges de la terre » Cette citation du Psaume (Ps., II, 10) est utilisée comme une antienne et avec la traduction suivante qui nous semble mieux appropriée à cet article : « Entendez, ô grands de la terre ; instruisez-vous,
arbitres du monde
» par Jacques Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, lors de l’Oraison funèbre d’Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre et veuve du roi décapité Charles Ier Stuart, le 16
novembre 1669 au Couvent de la Visitation-Sainte- Marie-de-Chaillot. Nous citons ici l’introduction de ce morceau particulièrement brillant de l’éloquence jusqu’à l’introduction par son auteur, du verset du Psaume II « Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux
princes, soit qu’il la retire à lui-même et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui. Car en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user comme il fait lui-même pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n’en
sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples. Et nunc, reges, intelligite, erudimini, qui judicatis terram. »

2. Charles Soulié : « Mais que deviennent nos étudiants ? Une enquête sur le devenir professionnel des étudiants en sociologie ? », La lettre de l’ASES, n° 29, octobre 2000, page 1.

3. Charles Soulié, ibid