40 ans…
par Philippe Naszályi,
Directeur de la rédaction et de la publication
Vous avez dit : « responsable… »
Nous avons choisi de consacrer ce 1er numéro de la 40e année à l’éthique de la responsabilité…
Le « management responsable » doit être étudié, analysé, mis en pratique, … avec tout ce qui caractérise nos propresconceptions de l’entreprise et de la société que nous vivons mais aussi que nous voulons.
Cela ne peut, cela ne doit pas être d’abord une pâle copie de ce que l’on pratique Outre Atlantique voire Outre Manche.
Non que ces méthodes soient condamnables en soi, mais bien parce qu’à la suite de Montesquieu, Aristote, Hippocrate, … nous pensons
qu’il existe réellement une théorie des climats, (1) que Max Weber a admirablement, et, à mon sens, fort bien décrite ce qui fait la particularité du capitalisme anglo-saxon (2) qui malgré tous les « thuriféraires de la décadence » n’est pas le nôtre !
Ce n’est pas critiquer les Américains, et l’actualité très récente le montre bien, que de considérer que le proverbe « right or wrong, my country » (3) continue d’avoir un sens pour eux, alors qu’il est incompréhensible pour un Français. C’est ce que l’on appelle tout simplement le management interculturel dans la lignée de Geert Hofstede. (4)
Les codes éthiques d’Enron, de Wordcom, les arrangements financiers de la justice californienne dans la fâcheuse affaire du Crédit
lyonnais et consorts sont là pour nous rappeler que justice, éthique, morale n’ont pas tout à fait le même sens des deux côtés de l’Atlantique !
Bon nombre de notations éthiques pour les « investissements responsables » qui y sont pratiquées, encore que la mode (c’est-à-dire le manque d’idées) nous les apporte de plus en plus, n’ont normalement aucun sens pour nous : alcool, tabac, violence, sexe, …Ces notations, ces engagements sont souvent là pour satisfaire aux relations publiques et au marketing des groupes de pression internes plus qu’à un engagement réel des sociétés.
Il y a même souvent duplicité, tromperie, à mettre en place des politiques industrielles et commerciales qui ne visent qu’à contenter les puissants du moment, avec un management en fait totalement, « irresponsable » à moyen ou long terme. Cette pratique a déjà ses émules en France, depuis quelques années, aussi bien dans certaines grandes entreprises privées que dans le management directorial de certaines entreprises publiques ou semi publiques… les télécommunications naguère, les chemins de fer aujourd’hui. L’utilisation du mot éthique dans les affaires, la pseudo recherche de satisfaction des « usagers/clients » masquent l’absence totale et réelle de morale de certains dirigeants qui sacrifient de très belles entreprises à leurs soucis carriéristes.
Ce n’est évidemment pas cela que nous appelons le Management responsable et qui constitue un très complet et copieux dossier de ce
numéro double qui ouvre cette année anniversaire.
Ce dossier est le fruit d’une collaboration étroite entre notre rédaction et les organisateurs d’un colloque sur ce thème en 2004, à
Lyon, l’ESDES.
Comme le souligne Philippe de Woot dans un ouvrage récent et remarquable : « en matière d’éthique, l’évolution culturelle consiste à développer celle-ci comme une pensée qui imprègne les différents niveaux de l’entreprise et chacune de ses fonctions : finance, marketing, recherche, etc. » (5)
Dans cet esprit, nous avons sélectionné les meilleures contributions à ce Colloque et notre Comité scientifique de Lecture a effectué, comme à chaque fois, le choix final pour ne retenir que les articles que nous présentons ici.
La Revue de recherche… libre :
Permettez-moi de saluer ceux qui contribuent à faire de notre revue à la fois la référence académique dans la recherche managériale,
mais aussi à préserver son indépendance.
Qu’il me soit permis un mot particulier pour le Professeur Pierre Lassègue alors professeur à la faculté de Droit de Paris et Directeur de l’Institut d’administration des entreprises qui faisait parti du comité de patronage du premier numéro. Devenu depuis professeur émérite à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne, il est à l’heure actuelle toujours un éminent et efficace membre du Comité Scientifique de Lecture présidé par Alexandre Baetche, lui aussi professeur à la Sorbonne, et qui ne compte jamais son temps et son action de directeur et d’âme du comité. Il n’est pas possible de citer tous ceux qui furent du comité de patronage de la revue :
Universitaires, comme le Doyen Georges Vedel, le professeur Pierre Tabatoni de l’Université de Paris IX Dauphine, aujourd’hui membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, Jacques
Lesourne qui présida ensuite aux destinées de notre confrère Le Monde ;
Grands commis de l’Etat, comme Pierre Massé, Commissaire au Plan, François Bloch- Lainé qui présida aussi aux destinées du Crédit lyonnais ou François Xavier Ortoli, qui fut également Ministre des Finances mais également président de la Commission européenne ou Olivier Giscard d’Estaing qui dirigea aussi le comité de perfectionnement de l’INSEAD ;
Grands patrons, comme Paul Huvelin, président du CNPF, Arnaud de Vogüe, Président de Saint-Gobain ; Gérard Chevalier, PDg de Cybel, mais aussi, et on leur réservera une attention particulière, Marcel Boiteux qui présida aux destinées d’EDF GDF après Pierre Massé, mais avant, Pierre Gadonneix qui s’occupait alors de la rubrique stratégie et structure de la revue et qui est devenu depuis
président de GDF puis d’EDF…
Syndicalistes, comme G. Nasse Secrétaire Général de la Confédération Générale des Cadres
Comme toutes les énumérations, celle-ci n’échappera pas à la règle des oublis que l’on ne me pardonnera pas… Citons pourtant encore
parmi les membres du comité de patronage ou du comité de rédaction : Michel Fitoussi, chargé des modèles économiques et dont on connaît la carrière…, Jean Bénassy, ingénieur général, qui avait en charge les questions de production et dont on retrouve des papiers recherche très récents, Henri Moingeon qui dirige la
recherche à HEC…
Rappelons bien que direction et gestion des entreprises est née, en mars 1965, de la volonté de Roger Labourier et de l’Institut de Contrôle de Gestion (ICG), devenu Institut Français de Gestion (IFG) et qu’elle a conquis son indépendance complète, depuis 1985, grâce à son rédacteur en chef d’alors, Jean-Pierre Gravier.
Nous n’appartenons de près ou de loin à aucun groupe financier, à aucun groupe d’entreprises, à aucune académie, aucune association,
aucune fondation…
Nous n’avons aucune dépendance d’aucune école, université, groupe de pression ou coterie …
En un mot, et pour paraphraser le plus grand des Français du siècle dernier, nous n’appartenons à personne car nous
appartenons à tous,… c’est-à-dire à la Recherche managériale, riche, diversifiée, ouverte aussi bien aux jeunes chercheurs qu’aux plus reconnus, aux hommes d’entreprise pour que la revue puisse « offrir à l’ensemble des Cadres de Direction, une publication qui fasse une synthèse utile également au spécialiste » comme Roger Labourier l’écrivait en 1965 (6) avec les obligations et les contrôles d’une véritable société de presse que nous sommes depuis l’origine.
Comme Michel Berry l’écrit, nous appartenons à ceux qui « en France et à l’étranger… pensent qu’il y a des voies fécondes en dehors du mainstream américain. » (7)
Généraliste, mais toujours référence dans chacun des domaines traités, la revue s’est étoffée, internationalisée. Elle est devenue la
référence francophone dans tous les domaines de la recherche et de la pratique managériales, tant pour les entreprises que pour les organisations au sens le plus vaste.
C’est sur le site de recherche universitaire et américain www.proquest.com de Abbi inform que nous comprenons toute la responsabilité internationale qui est la nôtre.
C’est pour rendre cette action et cette présence internationales plus lisibles que nous sommes devenus La RSG, La Revue des Sciences de Gestion, en conservant bien entendu notre titre originel, direction et gestion des entreprises.
Publier la recherche managériale en français, c’est-à-dire les travaux de chercheurs qui pensent que la culture francophone et européenne a un sens, quel que soit le pays auxquels ils appartiennent ou dans lequel ils travaillent sont une vaste et difficile mission.
La gestion : instrument au service de la domination géopolitique.
Le mot n’est pas trop fort en effet, puisque, comme le montre si bien notre confrère Michel Berry, qui s’opposait à juste titre au classement surprenant et dénué de bon sens des revues, fait par une commission Théodule du CNRS faisant la part belle aux revues américaines et plaçant en 4e catégorie, les revues françaises pour autant qu’elles étaient nommées !
Citons encore, le directeur de Gérer et Comprendre : « Comme beaucoup, j’ai été abasourdi par le classement des revues d’économie et de gestion publié récemment par la commission 37 du CNRS : comment peut-on à ce point nier l’identité du CNRS et est-ce vraiment le moment de s’aligner, en gestion, sur les nonnes dominantes américaines, alors même qu’elles sont l’objet de remises en cause aux USA ? » (8)
Comme nous ne recevons pas de subventions de ce comité, d’ailleurs composé essentiellement de personnes qui ne font pas de gestion…
notre revue n’est jamais classée…
Avec humour, ces doctes apôtres de la recherche publique se retrouvent aux côtés de Libéraux de tout bord qui ont déjà admis, selon les mots de Léon Bloy, l’auteur impérissable du « Salut par les Juifs » (9) que leur adversaire a raison et qu’il vaut mieux passer avec armes et bagages à l’anglo américain et à ses pratiques entrepreneuriales. (10)
Sans aller jusqu’à lancer l’anathème, rappelons-nous ce qu’écrivait déjà en 1927 Julien Benda ; « La loi du clerc est, quand l’univers entier s’agenouille devant l’injuste devenu maître du monde, de rester debout et de lui opposer la conscience humaine. »
(11)
« Le parti de l’Etranger » n’est jamais vraiment mort…
Que dire des gouvernements successifs : Qui du Ministère de la Culture et de la Communication arc-bouté sur les « arts » ou
le Ministère de la Recherche, plus archaïque encore dans son positivisme scientiste, ne comprend pas que « Les Etats-Unis consolident leur domination à travers le savoir en science managériale », comme le rappelle si bien Jean-Claude Thoening qui ajoute : « De même que leurs normes comptables s’imposent à ous les pays, la formation en gestion devient géopolitique. » (12)
Il existe bien une idéologie gestionnaire telle que la décrit pour la stigmatiser Vincent de Gauléjac dans un très récent et très roboratif ouvrage. (13)
Sans partager toutes ses convictions, il faut être conscient que, dans une économie mondialisée, la recherche managériale est bien un
enjeu de domination et que la première chose offerte par George W. Bush aux Irakiens consiste en des bourses d’études en gestion aux Etats-Unis. (14)
Comme le rappelle encore Jean-Claude Thoenig : « ce sont les rentes académiques (qui) induisent des rentes financières. » (15)
La Recherche en gestion : outil de management interculturel
Plus pragmatiquement, nous relevons ce que souligne avec justesse Richard D. Lewis, « la question vitale est de savoir comment l’esprit est culturellement conditionné… » (16) aussi pensons-nous que le management interculturel signifie d’abord qu’il existe une coexistence des cultures, y compris dans celui de la gestion des entreprises.
La langue est à l’évidence un des éléments déterminants, il est donc indispensable, que promoteur d’une pensée managériale
euro-méditerranéenne, La Revue des Sciences de Gestion, bien que fondamentalement et intrinsèquement francophone, cherche à
développer son audience auprès de publics toujours plus variés et souvent non francophones.
A partir de ce numéro, les articles sélectionnés et publiés seront précédés, non seulement de résumés en anglais comme cela était le
cas depuis fort longtemps, mais également dans la langue de Cervantès dont nous célébrons cette année aussi l’anniversaire.
Bâtir la recherche managériale euro méditerranéenne, non pas contre les autres cultures mais à côté et en collaboration avec elles, en
particulier l’anglo américaine, tout en demeurant certains de son droit à l’existence propre, originale et autonome, est notre but depuis
1965.
Faire commencer cette année anniversaire par un dossier sur le management responsable et ses implications, voilà qui me conduit à laisser conclure Julien Benda : « il existe des hommes qui veulent unir les peuples, des hommes qui pensent à “faire l’Europe”. Je ne m’adresse pas à tous. Parmi ces hommes certains cherchent ce que l’Europe devra faire pour exister dans l’ordre politique, d’autres dans l’ordre économique, d’autres dans l’ordre juridique. Je n’ai point qualité pour retenir leur audience. D’autres pensent à la révolution qu’elle devra accomplir dans
l’ordre intellectuel et moral. C’est à ceux-là que je parle. »
« Bien entendu, je ne viens pas nier les graves transformations économiques que l’Europe devra réaliser pour se faire. Je dis que ces transformations ne lui seront vraiment acquises, ne pourront être tenues pour stables que lorsqu’elles seront liées à un changement profond de sa moralité, de ses évaluations morales. »
(1) Hafid – Martin (Nicole) : Evolution et critique de la théorie des climats à travers le XVIIIe siècle en France. Du déterminisme géographique à la liberté politique. Acura di Paolo Quintili – quintili@lettere.uniroma2.it (2001).
(2) Weber (Max) : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Erfurt (1904-1905), traduction française, Gallimard (2003).
(3) cité par Fèvre (Jean-Marie) : Manuel de gestion interculturel. Sarreguemines (2004).
(4) Hofstede (Geert) :Culture’s Consequences, Comparing Values,
Behaviors, Institutions, and Organizations Across Nations Newbury Park, CA: Sage Publications (1980) ; 2nd Edition; (2003)- édition renouvelée et enrichie de l’édition de 1980, Culture’s Consequences : International differences in work-related
values.
(5) Woot (Philippe de) : Responsabilité sociale de l’entreprise. Faut-il enchaîner Prométhée ?
Economica, Paris (2005).
(6) Labourier (Roger) : Direction et gestion des entreprises. N°1, mars-avil 1965
(7) (8) Berry (Michel) : Classement des revues : le CNRS va-t-il perdre son âme ? Lettre ouverte au CNRS.
(2003)
(9) Bloy (Léon) : Le Salut par les Juifs. Paris, Adrien Demay, 1892, iii-143 p. Édition nouvelle revue et corrigée par l’auteur, Paris, Victorion, 1906, vii-163 p.
(10) voir la démission de Thomas Legrain, PDg de Coach’ invest, de l’association des diplômés de l’ESSEC dont il était le vice-président. A la suite de son article dans les Echos, 4 mars 2005 (Grandes écoles de gestion : oser le débat ! ).
(11) Benda (Julien) :La Trahison des clercs, Paris (1927). Julien Benda dénonce la capitulation des intellectuels français.
(12) Thoenig (Jean-Claude) : Décider, gérer, réformer. Les voies de la gouvernance. Revue Sciences humaines, n° 44 (hors série), mars-avril-mai 2004.
(13) Gauléjac (Vincent de) : La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Seuil, Paris (2005).
(14) Thoenig (Jean-Claude) : ibid.
(15) Thoenig (Jean-Claude) : ibid.
(16) Lewis (Richard D.) When Cultures Collide : Managing Successfully Across Cultures; Published by Nicholas Brealey,
Londres (1996) 2ème édition ( 2001).
(17) Benda (Julien) : Discours à la nation européenne. Gallimard, Paris (1933)