Modifié le 28 août 2016.
Patrice Cailleba, Enseignant-Chercheur en Management et Directeur des accréditations à l’ESC Pau, nous présente une réflexion sur le port du Burkini.
Extrait d’une conversation qui aurait pu avoir lieu sur la côte basco-landaise cet été :
« Bonjour madame, Police Municipale. Vous êtes au courant de l’arrêté de Monsieur le Maire concernant l’interdiction de porter le burkini sur notre plage ?
– Bonjour, Monsieur l’agent. Comment allez-vous ? Non je n’étais pas au courant. Et en quoi, puis je vous demander, cela me concerne-t-il ?
– C’est que madame vous en portez un, si je puis me permettre…
– Je comprends votre méprise Monsieur l’agent, mais cela est une combinaison de plongée. En effet, j’attends mon moniteur pour ma séance de… body board. Veuillez m’excuser mais je ne sais jamais trop comment cela s’appelle ce sport. Je dois confesser que je ne parle pas trop bien l’anglais.
– Madame, vous êtes bien courageuse à votre âge de vous mettre à un sport de glisse.
– Vous savez monsieur l’agent, il n y a pas d’âge pour commencer. Et puis ces JO m’ont redonné le goût du sport. Vous avez vu les résultats de nos équipes de France. J’ai bien apprécié les regarder, surtout la natation et la boxe.
– Oui, vous avez raison. Mais, sans trop insister, vos cheveux, vous les couvrez pour ne pas les tremper ?
– Évidemment, je ne supporte pas d’avoir à les laver tous les jours et compte tenu qu’ils sont assez longs j’ai peur qu’ils me gênent au moment de prendre la vague. Une perte d’équilibre est si vite arrivée, à mon âge…
– Ah je comprends.
– Voulez-vous un verre de thé ? Mon réchaud est là. C’est à mon tour d’insister. »
Prenez ces personnages et affublez-les, l’un d’un accent du sud-ouest et l’autre d’un accent… quel qu’il soit. Vous aurez alors la saynète la plus cocasse de l’été entre le policier tenu de faire son devoir, mais qui n’est pas dupe, et une plagiste qui peut être musulmane, mais qui n’est en tout cas, ni une terroriste, ni une prosélyte.
Réduire une pratique religieuse au port d’un vêtement de baignade est tout aussi peu pertinent que l’interdire sur « le » lieu public qui est devenu le lieu de toutes les libertés vestimentaires. « Homme libre, toujours tu chériras la mer » écrivait Baudelaire. Même si le poète ne pensait pas directement à la plage, où peut-on voir des hommes et des femmes librement se promener en sous-vêtements imperméabilisés (à savoir des maillots de bain) sans s’en offusquer ou être gêné ? Où peut-on voir des hommes et des femmes à la poitrine dénudée, juste à côté de soi sans les fixer du regard ? Où peut-on voir des gens évoluer, comme ils ont été mis au monde, en tenue d’Adam ou d’Ève ?
Dans Corps de femmes, regards d’hommes, J.-C. Kauffman a longuement écrit sur la plage européenne qu’il décrit comme un lieu du non-règlement vestimentaire où s’exprime et s’expérimente la diversité des comportements. Le sociologue a souligné cette progressivité dans la construction d’espaces pacifiés où des normes implicites finissent par apparaître, se modifier et perdurer. Le regard des individus sur le corps de leurs congénères est tout à la fois le fruit de l’éducation, de la socialisation et du contrôle de soi. Comment pourrait-il en être autrement à la vue d’une tenue de baignade dans cet espace ouvert ? Et comment cette tenue pourrait-elle en plus mettre en péril la « civilisation des mœurs » de N. Elias ?
Bien sûr, on peut justement objecter que, autour du bassin d’une piscine municipale, cela est différent. Dans ce cas-là, le règlement interdisant tout autre port que le maillot de bain devrait suffire. Mais on ne peut fermer l’espace d’une plage où tout le monde est libre de s’habiller (et non de se dévêtir) comme il le souhaite. Par ailleurs, on doit encore moins pouvoir privatiser une plage : toute tentative doit être évidemment sanctionnée. Dans tous les cas, un vêtement qui est apparu il y a à peine une décennie ne peut ni forger une tradition religieuse, ni même mettre à mal une tradition et des valeurs républicaines qui, elles, sont plus que centenaires.
L’argument qui consiste à indiquer que, dans certains pays, des tenues vestimentaires sont imposées aux individus dans n’importe quel espace public, en particulier aux femmes, ne fait que confirmer l’évidence. La liberté n’est pas la même partout et il est certain que les ressortissant(e)s des pays occidentaux sont plus libres qu’ailleurs. C’est cette liberté qui fait toute la valeur de nos démocraties. Mais réduire une liberté ici parce qu’elle est gravement limitée là-bas n’est pas à l’honneur d’une démocratie avancée. Prenant prétexte de l’asservissement de certaines femmes du fait d’un courant religieux radical, on les obligerait à se dévêtir, là où ailleurs d’autres les obligent à se vêtir. Au final, on continue à dicter leur comportement. Décidément, les contraires ont les vertèbres collées.
Il n’est pas nécessaire de revenir sur la faiblesse de l’argutie qui justifie les arrêtés interdisant le burkini. T. Hochmann (Le Monde, 20/8/16) a exprimé la faute juridique et politique que cela constituait. Obliger, à juste titre, à dévoiler un visage dans l’espace public est bien différent d’obliger à dévoiler une partie d’un corps sur une plage. Il n’y a pas de vêtement laïc. Il y a d’abord et surtout le besoin de reconnaître concrètement et symboliquement le visage de l’autre, comme l’écrivait Lévinas dans Ethique et Infini. Il s’agit alors tout autant de relation éthique que, de nos jours, d’une question de sécurité publique.
La difficile réponse à la menace terroriste ne peut pas passer par l’ostracisation d’une combinaison de baignade au risque de cliver davantage la population. Une minorité de femmes est concernée et ce sont elles qui sont fustigées, au bonheur de ceux qui condamnent une France qu’ils veulent raciste. Il serait en fait plus efficace d’œuvrer concrètement à la promotion du droit des femmes au travail (égalité de traitement) ou à leur défense dans leur environnement familial pour leur donner tort. Ce serait alors le meilleur moyen de gagner le soutien de ces dernières qui sont essentielles dans la lutte contre toute forme d’obscurantisme religieux et politique, et dont le statut est le révélateur de toute véritable civilisation.
Dans notre démocratie médiatique, il est plus facile de prendre une mesure relative à un fait divers, fut-il un « fait social total » comme le définit Marcel Mauss, et d’en discuter à l’envi au lieu d’adresser les vrais problèmes de notre société. L’obscurantisme a ceci de commun avec la démagogie qu’il est produit par la peur, l’ignorance et la simplification à outrance de certains problèmes. Tout comme le burkini cache ce que tout le monde devine, cette polémique cache le fonds social des problèmes majeurs qui restent à traiter : l’échec partiel du modèle d’intégration et de l’école républicaine, la crise de l’emploi et du logement.
La polémique autour d’un sujet si anecdotique en dit long sur la crispation politique qui se saisit de nos élites politiques. Serait-ce le produit d’un manque d’idées ou le fruit d’une ambition politique qui vise à flatter les peurs des futurs électeurs ? La trêve estivale s’achève sur une union fragile : la condamnation générale des terribles actes terroristes du mois de Juillet et la célébration sportive autour des champions nationaux, de l’UEFA 2016 aux Jeux Olympiques de Rio. Il est temps de retrouver calme et sérieux en cette période pré-électorale qui débute. Ce qui fonde « le désir de vivre-ensemble » comme l’écrivait Renan ne doit pas continuer à être battu en brèche par l’obscurantisme d’un côté et la démagogie de l’autre.
L’auteur de “Que cache le Burkini ?”
Patrice Cailleba est docteur en philosophie de l’université Paris-Sorbonne et diplômé de l’ESCP. Il est Professeur au Groupe ESC Pau. Ses recherches concernent l’éthique, la philosophie politique mais aussi la diversité et les lanceurs d’alerte.