n°251

Editorial : « Une des erreurs que peut commettre un chef d’entreprise, c’est de se croire le seigneur de l’affaire qu’il dirige.* »

par Philippe Naszályi – Directeur de La RSG

Philippe NaszalyiIntroduire un numéro consacré aux « pouvoirs », ne pouvait être placé sous une meilleure référence que celle de cet « enfant terrible du patronat français », cet helléniste polytechnicien, ce philosophe, éditeur de revue doublé d’un musicien émérite que fut Auguste Detoeuf, auteur toujours actuel de la « fin du libéralisme », celui qu’il caractérisait de « manchestérien », pour bien en définir sa dérive. Devenu « monétariste », depuis 30 ans, ce système est bien aussi en train de mourir devant nous des mêmes dérives, dénoncées déjà en 1936.

Un succédané du Plan Laval de 1935 s’étend sur l’Europe et sans encore sa suite tragique, préfiguration de la capitulation et de la «
collaboration ». Rien ne semble nous être épargné par « des gouvernants de rencontre » qui « cédant à la panique, oubliant l’honneur…1 » sont prêts à tout abandonner pour mendier les bonnes appréciations des « pitres » stipendiés des agences de notation et de leurs thuriféraires financiers.

Celles-là même, dont l’impéritie vaniteuse et tant de fois prouvée, ne cessent de les hanter alors qu’ils devraient en être les maîtres.
Thermomètres, au nom de quoi, de quelle légitimité ? Au nom de quelles compétences miraculeuses ? Les agences de notation ne mesurent que la faiblesse de ceux qui sont élus et pas les peuples et
leurs économies. Elles estiment à leur valeur, cette renonciation de ceux qui sont investis de la souveraineté qui découle de la démocratie. Mais quand les maîtres ont une âme de valet !

Si les philosophes des Lumières en appelaient au « despotisme éclairé », c’est aux « économistes vaudous2 » que se vouent ces ochlocrates qui préfèrent l’incantation moralisatrice à la volonté populaire. Tout cela pourrait n’être qu’une mauvaise pièce de Ionesco dans un univers kafkaïen, si tant d’organisations, tant de structures, tant d’entreprises et de ce fait tant d’hommes ne dépendaient pas de ces gens-là.

Dans une étude récente d’un magazine sérieux, et qui ne passe pas pour prôner l’altermondialisme ou des idées révolutionnaires, deux
journalistes dressent ainsi le bilan de du passage de l’URSS à la Russie de Boris Eltsine qualifié de « paravent, notamment, du Fonds monétaire international (FMI) », celui de Michel Camdessus, «
servant à couvrir la mise en oeuvre, en Russie, d’une « thérapie de choc » ultralibérale » pour « convertir brutalement le pays à l’économie de marché, censée apporter la prospérité ». Et les deux auteurs de conclure qu’à la sortie « au lieu de la prospérité promise, la Russie va être ruinée, affamée, pillée, humiliée, le tout assorti d’une explosion sans précédent de la corruption – même si celle-ci était déjà développée du temps de l’URSS – et du crime organisé.3 » On ne peut alors que comprendre que la restauration de l’État est l’oeuvre des successeurs de B. Eltsine et qu’elle a, quoi qu’en pensent nos «
intellectuels salonnards », le soutien du peuple russe qui, pas plus que les autres, n’aime être humilié et dépossédé de son honneur.

Lorsque l’on considère également que le nombre des personnes qui fréquentent ce Mont de Piété qu’est le Crédit Municipal de Paris, a augmenté de 30 % depuis deux à trois ans et que le public concerné désormais est celui de la classe moyenne, voire moyenne supérieure, on ne peut se dire que le retour au XIXe siècle et à ses affres, n’est pas vraiment le signe de la réussite de ce système !

Pas plus que l’action de ceux qui ne savent « que compter des dollars et négliger totalement des hommes » pour reprendre la célèbre formule de William E. Deming ne nous intéresse évidemment pas ici. Pas plus notre propos ne se veut un débat de sciences politiques.

A notre modeste mesure, ce numéro consacré aux « pouvoirs et aux organisations » entend ne considérer que la réflexion vivante et fondée sur la pratique du management selon la même conviction méthodologique que celle de Peter F. Drucker4.

Il est apparu toutefois que ce thème si riche et que cet important numéro que dix-neuf articles d’horizons divers n’épuisent pas, ne pouvait s’ouvrir sans un double clin d’oeil sur la coupe du monde de rugby (celle de 2007) moins glorieuse pour la France que celle de 2011 qui vient de s’achever, qui replace bien toute cette problématique du pouvoir. Quelle est la légitimité de ces « institutions internationales, souveraines absolues dans le sport mondial »5, autre que celle de représenter unebanale oligarchie devant laquelle les « chefs » plus ou moins démocratiquement élus des peuples souverains viennent déposer des oboles et attendre des décisions comme l’on attendait les oracles de la Pythie à Delphes ? C’est à peu de chose près, ce que les gouvernements, États-Unis exceptés, attendent des agences de notation, prêts à tout moment à sacrifier Iphigénie, c’est-à-dire la chair de leur chair, pour que les dieux leur soient favorables. Ceux-là mêmes, qui, par idéologie, faiblesse ou conviction, dans un grand élan panurgique, se sont privés du pouvoir d’emprunter à leur banque centrale pour se livrer pieds et poings liés à des marchés réputés infaillibles.

À propos d’infaillibilité, même si cette question n’entre pas dans le champ doctrinal de son application, il n’est pas vain de rappeler ici, que le pape lui-même ose enfin, remettre en mémoire après ses prédécesseurs, que le libéralisme tel qu’il est vécu, n’a de commun avec la liberté que la racine.

« Mais qu’est-ce qui a donc poussé le monde dans une direction aussi problématique, y compris pour la paix ? », interroge pour Benoît XVI, le Conseil pontifical Justice et Paix, avant de répondre sans ambages : « Avant tout, un libéralisme économique sans règles ni contrôles. » et de souligner pour les hommes de pouvoir que « dans un tel processus, il est nécessaire de retrouver le primat du spirituel et de l’éthique et, en même temps, de la politique – responsable du bien commun – sur l’économie et la finance. »6

Ces questions ne laissent pas indifférents nos auteurs du premier dossier consacré justement aux « réflexions sur le pouvoir » sur ceux qui l’exercent, sur leurs mobiles (Denis Cristol), et leurs manières de rendre concrètes leurs actions (Michèle de St-Pierre et Jacques Bernard Gauthier pour le secteur de la santé et Jean-Michel Sahut pour les actionnaires institutionnels). Cela amène évidemment à s’interroger sur les fondements des enjeux de l’organisation comme le fait Benoît Pigé ou sur l’importance des valeurs du « remodelage d’une gouvernance par le haut », que n’aurait pas renié l’esprit jésuite, et que Serge Alain Godong décrit pour les « valeurs » américaines dans l’entreprise africaine.

Ce dossier ne serait pas complet sans une remise en cause de ce « coût de l’excellence » pour reprendre le très bel ouvrage de Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac7, qu’est notamment le « stress professionnel » admirablement étudié par Dominique Steiler et Elisabetth Rosnet. Il est peu vraisemblable en ce dernier domaine que la « Charte de la bienveillance au travail », signée par plus de 200
entreprises françaises à l’occasion du « World Kindness Day 8» (journée internationale de la gentillesse) qui pour les entreprises signataires tombe opportunément un dimanche (le 13 novembre) ait un grand effet sur ce sujet douloureux. Il sera plus facile, aux
signataires au rang desquels on trouve France-Telecom-Orange, excusez du peu, ou Pôle Emploi en grève pour surcroît de travail, de répondre à l’appel à plus de bienveillance au travail pour
refuser notamment « les pratiques managériales néfastes ». Par-delà la triste ironie immédiate qui surgit à l’énoncé de quelques signataires, on peut aussi rêver à une prise de conscience, enfin,
des méfaits de la performance devenue norme individuelle, isolatrice et dévastatrice de cohésion sociale, alors que la véritable compétitivité « …c’est la coopération vers le but de l’organisation » comme le définit W. Edwards Deming9 et qu’ « on ne peut
pas se permettre l’effet destructeur de la compétition ». Comprenne qui pourra !

Cette incursion dans la gestion des ressources humaines amène tout naturellement à poser la question de la « formation et de la culture du
pouvoir en entreprise ». Le professionnalisme est la clé du succès. Mais comment peut-on appréhender un métier qui par nature ne s’apprend pas, en en tout cas et pas par les MBA, comme le dénonce
avec justesse Henry Mintzberg. Thierry Levy-Tadjine qui effectue ses recherches entre le Liban et la Bretagne s’essaie au moins à « modéliser la relation d’accompagnement entrepreneurial ».
Souhaitons à ce chercheur comme à bien d’autres, de pouvoir continuer à faire rayonner et la recherche et la culture francophones, compte tenu des restrictions, prises à l’encontre des étudiants et diplômés francophones. On s’interroge sur les raisons qui ont poussé un tel béotien à s’en prendre au rayonnement des universités françaises qui commençaient tout juste à se reconstruire. Avec
les réminiscences du plan Laval, il est vrai que tout devient possible dans l’incommensurable abjection dont on peut se rendre coupable10. Maurice Papon, mais bien d’autres aussi, nous ont montré ce dont est capable une administration appliquant sans conscience une instruction immorale et destructrice.

Le Professeur Alain Fayolle, fort de ses trente années de recherche, présente avec deux chercheuses tunisiennes (Amina Omrane et Olfa
Zerbi-Benslimane) le fruit d’une étude sur les compétences requises pour « le processus entrepreneurial », que complètent « les figures de la professionnalisation en GRH » de Denis Monneuse et Patrick Gilbert. Enfin ce dossier s’achève par deux travaux de la riche recherche tunisienne. Une des grandes questions se posant à la jeune démocratie d’Outre-Méditerranée à savoir : « suréducation et dévalorisation de l’enseignement supérieur » peut aussi se rencontrer de ce côté-ci de la Méditerranée. Quant au problème concernant l’aménagement du territoire tunisien et sa stabilité à venir qu’est le développement des zones intérieures, redécouvertes par les gouvernants, il est aussi crucial. De sorte que « relève et renouvellement des générations » dans un artisanat qui n’est pas seulement urbain, peut aussi s’examiner dans le considérable mouvement générationnel qui se prépare en France pour les TPE et PME.

Chrys Argyris avait posé le principe du « savoir pour agir »11 et avec Donald Schön l’apprentissage en double boucle pour éviter la routine12. Telle est bien la suite logique du dossier précédent que ce dernier qui s’intitule « organisation et pouvoir ».

Les deux concepts se confrontent, se coordonnent et  l’interpénètrent.

Une première tentative de « typologie des styles de gouvernance », due à deux chercheuses de l’université d’Orléans (Céline Chatelin-Ertur et
Eline Nicolas) ouvre la multiplicité des domaines d’application. Cette typologie méritera un approfondissement, mais nous tenions à la présenter dans l’état actuel de son élaboration… La recherche est toujours en mouvement et le débat est source de son approfondissement (comme nos lecteurs pourront également le constater page 129). Une caisse primaire d’assurance-maladie, des bureaux de poste et la fine gestion de la file d’attente, le groupe Carrefour, les industries agroalimentaires ou le monde de l’Art… entrent-ils dans ce « chaos management »13, cher à Thomas Peters, devenu chantre d’une qualité fondée sur la flexibilité et la passion du changement. Nous ne saurions l’affirmer, mais le refus des habitudes sclérosantes et l’innovation managériale sont bien au rendez-vous de ces contributions.

Qu’il nous soit permis pour conclure cette introduction à ce numéro sur les pouvoirs, avec celui avec lequel nous l’avons ouverte. Auguste
Detoeuf dont ne peut nier ni qu’il fut un patron innovant, ni qu’il fut un chercheur incomparable, sans se prendre au sérieux, posait bien le problème du pouvoir, toujours actuel dans une société financiarisée : « Les économistes ont raison, disait un homme de Bourse : “le capital est du travail accumulé.

Seulement, comme on ne peut pas tout faire, ce sont les uns qui travaillent et les autres qui accumulent” ».


* Auguste Detoeuf- Extrait des Propos d’O.L. Barenton, confiseur.
1. Charles de Gaulle, affiche de l’Appel du 18 juin 1940, désignant le gouvernement Pétain.
2. Qualificatif prêté à George Bush (père) pour caractériser les inspirateurs des reaganomics.
3. David Sellos et Pierre-Alexandre Bouclay, 1991-2011 : Comment la Russie a changé, Le Spectacle du Monde, novembre 2011, page 38.
<span lang=”EN-GB”>4. The Practice of Management, NY 1954.
5. Voir ci-après l’article de Frédéric Lassalle, Le pouvoir présent sur un
événement sportif, la coupe du monde de rugby 2007 ; La revue des Sciences de Gestion, n° 251, page 15.
6. Note du Conseil pontifical Justice et paix : “Pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle », Rome, Vatican, 24 octobre 2011
http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_doc_20111024_nota_fr.html.
7. Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le coût de l’excellence. Paris, 1991, Editions du Seuil.
8. http://www.worldkindness.org.sg/ Le Mouvement Small Kindness du Japon a réuni tous les mouvements de même inspiration sur la gentillesse à Tokyo en 1997, ce qui a fait naître le Mouvement Bonté du Monde (WKM). Ce dernier a officiellement lancé à Singapour, le 18 novembre 2000 à la 3e Conférence WKM ce Kindness day. La mission de la WKM est d’inspirer les individus vers une plus grande gentillesse et de relier les nations à créer un « monde gentil ». En France, cette journée a été reprise par notre consoeur « Psychologies magazine » en 2009.
9. Du nouveau en économie (1996).
10. Circulaire du Ministre de l’Intérieur du 31 mai 2011, sur la maîtrise de l’immigration professionnelle : conséquences sur les demandes d’autorisation de travail.
11. Chris Argyris, Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, Paris, InterÉditions, 1995.
12. Chris Argyris et Donald Schön, Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode, pratique, Bruxelles, De Boeck, 2002.
13. « Le Chaos management. Manuel pour une nouvelle prospérité de l’entreprise », Tom Peters, InterEditions, Paris 1998, 610 pages.