Modifié le 25 mai 2024.
Les 8, 9 et 10 novembre 2023, s’est tenu, à l’Université Clermont-Auvergne (UCA) à Clermont-Ferrand et à la Maison Heinrich Heine (Paris), un colloque organisé par Philippe Mesnard, Professeur des Universités en littérature comparée, (Université Clermont-Auvergne, Institut Universitaire de France) et Dominique Viart (Professeur des Universités en littérature française contemporaine, (Université Paris Nanterre, Institut Universitaire de France).
Avec l’aimable autorisation de Philippe Corcuff, Professeur des Universités en science politique à l’IEP de Lyon, nous reproduisons ici l’argumentaire qu’il a co-écrit avec Philippe Mesnard et qui est publié sur le site de « Mémoires en jeu » du 15 avril 2024, https://www.memoires-en-jeu.com/dossier/pensees-critiques-et-questions-memorielles/
Nous les remercions vivement et nous pensons que ce texte mérite d’être lu également par des gestionnaires pour amener un débat qui s’inscrit dans la logique de l’éditorial de ce numéro : Démocratiser la gestion ou Gérer la démocratie ?
Ce colloque invite à interroger les questions et les pratiques mémorielles de notre temps au regard des pensées, des positionnements et des discours critiques avec lesquels elles sont régulièrement en rapport. Il s’agit moins de considérer des événements passés en tant que tels – sur les plans factuel ou historiographique – que leurs reconfigurations et usages mémoriels. Cela conduit à un état des lieux de la critique, suivant ses différents usages et acceptions, au regard d’un domaine aussi sensible que celui de la mémoire historique engageant le monde commun.
À peine postérieur au 7 octobre et à leurs conséquences, il n’a pas été question, à quelques digressions près, de la façon dont les mémoires étaient et allaient être interpellées et convoquées par ces événements.
Toutefois, une deuxième manifestation étant déjà prévue pour l’automne 2024, ces questions-ci en sont devenues l’enjeu.
Mais voici déjà, en guise d’invitation à débattre, trois courtes problématisations : standardisation, positionnement critique et ambivalence et dépossession critique.
Standardisation
Le recours au témoignage comporte une portée critique face aux croyances et aux pouvoirs illibéraux et criminels. La mémoire de faits, d’événements ou de situations historiques, politiques ou socio-économiques permet, à partir de pratiques d’archivage, de création et de transmission de dénoncer des atteintes à la dignité humaine, généralement associées à des systèmes coercitifs. Elle est en cela un moyen de prise de conscience et un ressort de la justice et de l’émancipation.
Toutefois, en devenant un des fondements de nos espaces démocratiques contemporains, cette vocation du témoignage et de la mémoire s’est dédoublée. Les questions mémorielles se sont converties en un vaste dispositif d’interprétation des violences qui élabore des normes, engage à les instituer et porte des valeurs – d’ordre généralement moral mais aussi esthétique – pour tenter de régler notre rapport éthique à l’autre.
Un tel dispositif contribue largement à l’institution dans nos sociétés occidentales de cadres d’expression forts – du fait de leur charge morale – avec leurs lieux communs, leurs topoï et leurs figures symboliques dont la victime, définie à partir de la vulnérabilité, est l’un des exemples majeurs. Ainsi, comme on parle de « bonnes pratiques », les bonnes production et réception des témoignages,et leur visibilité, aussi bien médiatique que scientifique, tiendraient à leur conformité aux cadres de l’expression mémorielle [S. Lefranc ; Ph. Mesnard]. La standardisation qui en résulte, entamant la portée critique des questions mémorielles, mettrait en veilleuse les potentiels du passé [W. Benjamin] à produire des étincelles permettant d’interroger et de réinterroger le présent, sans complaire à son horizon d’attente et à ses codes.
De prime abord paradoxale avec l’idée sensible que l’on se fait du rapport au passé, la standardisation dont il s’agit passe en fait par des registres extrêmement variés d’émotions sur lesquels se trouvent précisément à spéculer les sociétés capitalistes contemporaines [E. Illouz]. La normalisation des expressions mémorielles participerait alors d’une forme de raison instrumentale intimement élaborée [question évidemment explorée par l’École de Francfort, de T.W. Adorno et M. Horkheimer à A. Honneth] à laquelle les productions ou les créations intellectuelles et artistiques s’intéressant au passé devraient se confronter. En ce sens, il faut prendre la mesure de cette interpellation par le passé qui nous requiert au niveau de notre langage, de notre histoire familiale, de nos identités sociale, culturelle et intellectuelle, de notre espace de vie, de notre monde commun.
Ainsi, cette standardisation ne concernerait pas seulement les commémorations, les musées ou les discours et les représentations médiatiques, elle plonge plus profond pour étendre son institution au-delà et en-deçà de ces espaces symboliques. Il n’est qu’à regarder comment toute une part de la littérature et du cinéma fait du passé son sujet, certes, parfois avec une grande intelligence, mais empruntant très souvent de mêmes voies, de mêmes modèles et modesde subjectivation. Ceux-ci sont si facilement repérables que l’on peut se demander s’il ne faut pas y voir une forme, non plus de production, mais de reproduction – en l’occurrence concertante [D. Viart]– renforçant les cadres mémoriels actuels au risque de neutraliser aussi bien l’autoréflexivité que l’esprit critique sous couvert de faux-semblants [T.W. Adorno].
L’enquête, le cadre familial et les figures des grands-parents que l’on a eus ou non, les révélations de papiers et de photos jadis égarés, la réparation de l’autre, voire du monde – non sans générer une sorte de fantasme rédempteur de toute-puissance –, de soi et d’entre soi, avec les morts et les vivants, tous ces thèmes, procédés ou dispositifs se présentent comme des passages « obligés » non seulement de l’expression mémorielle, mais d’une réception favorable, nécessairement à interroger pour ne pas céder à la complaisance. On peut même se demander si ce mémoriel-ci et, coextensivement, la question du soin – plus souvent dénommée care – ne sont pas devenus une planche de salut éthique à laquelle on est invité à se raccrocher dans un monde en complète dérégulation.
Positionnements critiques
On mesure facilement les enjeux critiques que véhicule le souci testimonial et mémoriel en tournant son regard vers l’extérieur des espaces démocratiques, qu’il s’agisse des persécutions des Ouighours en Chine, des Rohingyas en Birmanie ou, dans un tout autre registre, des révisions idéologiques de l’histoire en Pologne et, mutatis mutandis, en Russie cautionnant pour cette dernière un système criminel. Il en est de même pour les pays du « Printemps arabe » dont l’ensemble est désormais sous la coupe de pouvoirs répressifs, face auxquels réagissent des contrecultures où la mémoire des exactions est archivée et transmise souvent à travers les domaines artistiques [G. Fabbiano].
Mais à l’intérieur de nos espaces démocratiques, les pratiques mémorielles ne sont pas non plus épargnées par les critiques.
Comment celles-ci se manifestent-elles ?
Elles peuvent venir des études postcoloniales et de genre, intersectionnelles ou de ce qui a été étiqueté par leurs adversaires comme « cancel culture ». À ce titre, le déboulonnage ou le taguage des statues n’auraient-ils pas mis en lumière, tout autant que le passé peu illustre de « grands hommes » et l’essoufflement démocratique [L. Murat], la faiblesse critique des études de mémoire ?
Autre exemple, alors même que Michael Rothberg est identifié originellement à son appartenance aux Memory studies, la controverse qu’il a portée en Allemagne entre 2021 et 2022 à propos de la mémoire de la Shoah, le rapproche des études postcoloniales auxquelles appartient Achille Mbembe dont il a pris la défense à cette occasion. Sa thèse de la multidirectionnalité mémorielle ne conduit-elle pas finalement, à l’instar d’autres courants, à une contestation d’une mémoire taxée d’européo-centrée, voire occidentalo-centrée[1] ?
Tout se passerait comme si, finalement, c’était à l’extérieur des limites que traçait la mémoire, devenue un enjeu et, à la fois, un ressort de normalisation morale, que des pensées critiques qui s’appuient sur le passé cherchaient à s’exprimer pour défaire les attentes et remettre en question, aussi bien les idées reçues que l’institution de savoirs perpétuant directement ou indirectement des enjeux contemporains de pouvoir. Parmi ces enjeux, et pas des moindres, on peut compter la mise à l’écart de mémoires militantes historiquement liées à des mondes du travail, notamment ouvrier, et la relégation, avec toute une pensée néomarxiste, d’interprétations en termes de rapports de classe. On peut ainsi se demander si des passerelles sont possibles – ou s’il y a incompatibilité structurelle – entre les études mémorielles et des pratiques militantes que l’on a tendance aujourd’hui à muséifier ou à stigmatiser si elles sont encore trop manifestement associées à des actions violentes [C. Brun ; O. Penot-Lacassagne].
Toutefois, les questions mémorielles sont aussi animées, à l’intérieur de milieux historiquement concernés par de fortes crises qui illustrent ce que l’on qualifie communément de conflits, guerres, concurrences des mémoires (ou concurrences de victimes, puisque l’on associe généralement mémoire et victime). Mais ces crises émanent-elles d’une réflexion critique ? En suscitent-elles ?
Ne reproduisent-elles pas plutôt des logiques de rejet et d’invisibilisation ? Il en est ainsi de la façon dont la prison de Montluc est devenue un enjeu mémoriel [M. André] où une part importante de son histoire liée à la guerre d’Algérie est reléguée à l’arrière-plan au profit des années 1943-1944, exemplaires de la répression de la Gestapo. En ce qui concerne les concurrences publiques entre la traite négrière et l’esclavage, d’une part, et la Shoah, d’autre part, cela ne conduit-il pas, subrepticement et de manière non intentionnelle, à homogénéiser par avance les rapports mémoriels à deux tragédies historiques plutôt que de permettre de penser tout à la fois leur proximité et leur différence[2] ? Ces oppositions, parfois d’une grande violence verbale, n’ont-elles pas précisément pour effet de faire de la polémique un mode de neutralisation, voire de réification, des perspectives critiques et créatrices que véhicule potentiellement le passé ? C’est là que l’on se retrouve à interroger, d’une part, les logiques de reconnaissance et la possibilité de leur perversion instrumentale, d’autre part, le rôle des subjectivations identitaires nourrissant des processus de discrimination.
Ainsi, l’approche de la reconnaissance et de la visibilité [A. Honneth], comme de la mésentente et de la subjectivation [J. Rancière] sont des théories critiques à mettre en dialogue, non seulement l’une avec l’autre, ce qui a déjà été réalisé [K. Genel et J.-Ph. Deranty], mais avec de tels phénomènes mémoriels.
Ambivalences et dépossessions critiques
Le rapport que l’on entretient avec la réflexion mémorielle et ses objets est complexe et ambivalent, chacun d’entre nous y étant subjectivement partie prenante.
Aussi dire que ce qui relève du mémoriel est « normatif » avec une connotation péjorative et est devenu comme un lieu commun. Très facilement, l’on critique – au sens où l’on porte un jugement négatif – la mémoire et son « devoir », la victimisation, la repentance. De même, on moque les raouts mémoriels qu’ils soient académiques, comme ceux de la fameuse Memory Studies Association rassemblant des milliers de chercheurs, ou politiques, comme les grands spectacles commémoratifs. Mais cela n’empêche pas d’y être attentifs et de les suivre. Parfois malgré soi, on véhicule le discours mémoriel et on incline à en respecter les conventions et les tendances sacralisatrices, en prévention de toute forme de négationnisme. Car la normalisation des questions testimoniales et mémorielles ou, plutôt, leur traitement comme levier normalisateur est aussi une réaction aux tentatives de révision de l’histoire qui visent, en niant des crimes, leurs intentions ou leurs systèmes, à promouvoir des visions racistes, antisémites, nationalistes et inégalitaires. Et la légitime et nécessaire critique de la standardisation mémorielle a donc pour obligation éthique et politique de ne pas alimenter les diverses formes contemporaines de relativisme et de négationnisme.
Car, ajoutant un degré de complexité, c’est dans ce cas du côté de l’extrême droite qu’il faut regarder, non pour souligner ses affinités et prises de positions historiques avec les falsificateurs de l’histoire, mais pour constater à quel point l’extrême droite et, plus largement, les courants ultra-conservateurs jouent sur la confusion [Ph. Corcuff] avec des positionnements qu’ils présentent comme « critiques » tout en empruntant des stratégies et un discours culturel de normalisation [N. Lebourg et J. Fourquet]. On assiste ainsi régulièrement à des logiques de réappropriation de signes émanant d’une gauche intellectuelle et politique qui a elle-même perdu, avec ses pratiques militantes, nombre de ses positionnements critiques ou les a appauvris. Les schémas conspirationnistes, la mise en cause de ce qui est stigmatisé en tant que « politiquement correct » et la haine des médias se présentent comme trois moteurs rhétoriques de cet hypercriticisme d’extrême droite, sur la base de la dissociation du couple nouant historiquement dans l’imaginaire de gauche critique sociale et émancipation Or, cet hypercriticisme ultra-conservateur s’attaque justement aussi, d’une manière sélective propre à son identitarisme et aux logiques discriminatoires qu’il promeut, aux cadres mémoriels dits « politiquement corrects ». Plus, complotisme, provocations du « politiquement incorrect » et dénonciations manichéennes des médias participaient déjà à certains discours critiques de gauche [M. Angenot], et constituent alors des zones de porosité confusionniste particulières favorisant l’extrême droitisation idéologique.
Ce contexte appelle une clarification des postures critiques sur la base d’une réassociation de la critique et de l’émancipation dans une perspective cosmopolitique. Cela suppose de mieux lier critique du discours mémoriel et horizon d’émancipation sociale, à la fois individuelle et collective. Ce qui fait que, moins que jamais, la critique scientifique ne peut perdre de vue des appuis éthiques et politiques. Avec pour base, ces trois problématisations, ce colloque des 8, 9 et 10 novembre ouvre à une réflexion multidisciplinaire sur la capacité des dispositifs mémoriels contemporains à développer une vision critique sur leur propre rapport au passé. Pari initial auquel s’ajoute la multidisciplinarité comme condition de dépasser les fréquents cloisonnements disciplinaires auxquels sont assignées les questions mémorielles.
Bibliographie
– Adorno, Theodor W., 1951, « Critique de la culture et société », 1986, Prismes [1955], Paris, Payot.
– Adorno, Theodor W. et Horkheimer, Max, 1947, La Dialectique de la raison, trad. allemande de E. Kaufholz, Gallimard, 1974.
– André, Marc, 2022, Une Prison pour mémoire. Montluc, de 1944 à nos jours, Lyon, ENS éditions.
– Angenot, Marc, 1982, La parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot.
– Benjamin, Walter, 1940, Über den Begriff der Geschichte,
– Brun, Catherine (co-dir. avec Elara Bertho & Xavier Garnier), 2021, Figurer le terrorisme. La Littérature au défi, Paris, Karthala.
– Corcuff, Philippe, 2021, La Grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel.
– Fabbiano, Giulia (dir.), 2023, dossier : Contre-archives. Poétiques, pratiques et politiques de la trace, Mémoires en jeu, n° 19.
– Genel, Katia et Deranty Jean-Philippe, 2020, Reconnaissance ou mésentente ? Un dialogue critique entre Jacques Rancière et Axel Honneth, Paris, Éditions de la Sorbonne.
– Honneth, Axel, 2008 [2006], La Société du mépris, Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, la découverte.
– Illouz, Eva, 2019, Les marchandises émotionnelles : l’authenticité au temps du capitalisme, Paris, Premier Parallèle.
– Lebourg, Nicolas (avec Jérôme Fourquet), 2017, La Nouvelle guerre d’Algérie n’aura pas lieu, Paris, Fondation Jean Jaurès ; 2022, « La guerre d’Algérie et les extrêmes droites : six décennies de “contre-terrorisme” ? », in Giulia Fabbiano & Abderahmen Moumen (dir.), Algérie coloniale. Traces, mémoires et transmission, Paris, Le Cavalier bleu éditions, p. 123-145.
– Lefranc, Sandrine, 2022, Comment sortir de la violence ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle, Paris, CNRS éditions.
– Mesnard, Philippe, 2021, Les Paradoxes de la mémoire. Essai sur la condition mémorielle contemporaine, Lormont, Le Bord de l’eau.
– Murat, Laure, 2022, Qui annule quoi ? Paris, Le Seuil, Libelle.
– Penot-Lacassagne, Olivier, 2021, « La cause des peuples », in E. Bertho, C. Brun & X. Garnier, Figurer le terrorisme. La Littérature au défi, Paris, Khartala, p. 43-60.
– Rancière, Jacques, 1995, La Mésentente, Paris, Galilée.
– Rothberg, Michael, 2009, Multidirectionnal Memory. Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization (Cultural Memory in the Present), Stanford University Press.
– Viart, Dominique, 2009, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », Études françaises, 45(3), 95-112. https://doi.org/10.7202/038860ar ; 2019, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », l’Atelier de théorie littéraire de Fabula.