La dépersonnalisation de la relation de commerce aux XVIIIe et XIXe siècles

Chers collègues,

Nous organisons le 10 novembre prochain à Paris une réunion de présentation et de discussion autour du projet de
recherches intitulé “La dépersonnalisation de la relation de commerce aux XVIIIe et XIXe siècles”. Il s’agit d’un projet qui a bénéficié d’un financement PEPS de l’ISHS au cours de l’année 2011
et que nous souhaitons, compte tenu des résultats positifs obtenus lors de nos travaux préparatoires, prolonger et amplifier dans l’avenir en sollicitant un financement auprès de l’ANR ou
d’autres institutions susceptibles de le soutenir.

Vous trouverez ci-joint le descriptif du projet que nous avons rédigé l’an dernier lors du dépôt du dossier auprès
de l’ISHS et qui sera enrichi et amendé dans les semaines qui viennent afin d’y intégrer les données bibliographiques et archivistiques collectées au terme de notre première année
d’investigation.

Si vous souhaitez venir prendre connaissance du projet et en discuter avec nous, nous vous invitons très
chaleureusement à nous rejoindre le 10 novembre 2011, de 9h30 à 12h30, dans les locaux du CSO (19 rue Amélie 75007 PARIS) pour une rapide présentation du projet et une discussion ouverte sur ses
enjeux.

Si vous ne pouvez pas venir le 10 novembre mais que vous souhaitez nous transmettre vos suggestions, être associé
au projet ou informé sur ses prolongements, vous pouvez également nous contacter en écrivant à l’un d’entre nous.

Enfin, nous profitons de cette annonce collective pour solliciter votre aide dans la vaste entreprise de
recensement des fonds de circulaires marchandes que nous avons commencé à mener cette année : si vous avez déjà croisé de tels documents, sous la forme de liasse ou de façon éparse, nous vous
serions très reconnaissants si vous acceptiez de nous transmettre vos références afin que nous puissions les intégrer au corpus.

En espérant très sincèrement pouvoir compter sur votre présence parmi nous,

Cordialement,


Arnaud Bartolomei (CMMC – Université de Nice-Sophia Antipolis, bartolomei2@laposte.net)

Gilbert Buti (TELEMME – Université de Provence, gilbert.buti@infonie.fr)

Claire Lemercier (UMR CSO – CNRS, claire.lemercier@sciences-po.org)

Matthieu de Oliveira (IRHIS – Université Lille 3, matthieu.deoliveira@univ-lille3.fr)

La dépersonnalisation de la relation de commerce aux XVIIIe et XIXe siècles : une révolution commerciale ?


Résumé du projet :

Nous considérons que la révolution commerciale ne peut se réduire à une simple conséquence de la révolution
industrielle et qu’elle a au contraire joué un rôle crucial dans le développement économique européen. Elle se manifeste par des bouleversements des pratiques d’ordre institutionnel, technique et
organisationnel qui, tous, soulèvent la question centrale de la dépersonnalisation de la relation de commerce comme élément à la fois permissif et consécutif des changements en cours. Cette
hypothèse d’une dépersonnalisation a été régulièrement posée par des travaux théoriques issus de différentes sciences sociales, mais elle a rarement été au cœur d’investigations
empiriques.

Nous souhaitons donc la placer au cœur de notre réflexion et nous donner les moyens de la tester – et d’en nuancer
la formulation – en la confrontant à deux corpus de sources exploités dans le cadre de bases de données, dépassant la stricte mesure quantitative des phénomènes.

Descriptif du projet :

Longtemps occultée par une historiographie économique principalement centrée, en amont, sur l’étude de l’expansion
maritime et coloniale de l’Europe moderne et, en aval, sur celle de l’industrialisation du continent, l’histoire de la révolution commerciale européenne des XVIIIe et XIXe siècles connaît
actuellement un regain d’intérêt dont témoignent notamment plusieurs projets ANR en cours, comme par exemple MARPROF (comptabilités marchandes) et NAVIGOCORPUS (répertoire d’itinéraires de
navires de commerce) , avec les porteurs desquels les membres de la présente équipe sont en contacts réguliers. Comme dans ces deux projets, il s’agit de constituer des bases de données pour
obtenir une appréhension plus fine tant des réalités matérielles du commerce que des représentations des commerçants. Cela permet de dépasser deux autres approches qui ont longtemps été fécondes
mais commencent à montrer leurs limites : d’une part une quantification classique, agrégée, qui chercherait la révolution commerciale dans une hausse brutale des volumes échangés (du fait de
l’essor industriel) plutôt que dans une transformation des manières de commercer ; d’autre part un point de vue monographique, centré sur les archives d’une firme, qui a permis de mieux
comprendre de telles transformations qualitatives mais s’est inévitablement heurté à la question de la généralisation possible des études de cas.

Nous partons donc de l’hypothèse que la révolution commerciale ne peut se réduire à une simple conséquence de la
révolution industrielle et qu’elle a au contraire joué un rôle crucial dans le développement économique européen. Elle se manifeste par des bouleversements des pratiques d’ordre institutionnel
(encadrement juridique, rapport à l’État), technique (moyens de transport et de communication notamment) et organisationnel (spécialisation et professionnalisation de certaines tâches,
transformation des structures des entreprises). Deuxième hypothèse : à la croisée de ces bouleversements, il y a la question centrale de la dépersonnalisation de la relation de commerce, à la
fois élément permissif et conséquence des changements en cours. Cette hypothèse d’une dépersonnalisation a été régulièrement posée par des travaux théoriques issus de différentes sciences
sociales, mais elle a rarement fait l’objet d’investigations empiriques.

Nous souhaitons donc la placer au cœur de notre réflexion et nous donner les moyens de la tester – ce qui doit
bien sûr nous amener aussi à en nuancer la formulation. Qu’appelle-t-on exactement dépersonnalisation ? Peut-on trouver des indices fiables de ce processus entre les XVIIIe et XIXe siècles,
moments où l’on postule habituellement qu’elle a lieu ? Se déroule-t-elle partout ou observe-t-on des rythmes propres selon les lieux, les secteurs, les types d’entreprises ?

Un substrat théorique pluri-disciplinaire

Il y a plus de dix ans déjà, dans son essai sur l’industrialisation européenne, Patrick Verley attirait
l’attention des historiens sur le rôle déterminant de la transformation des circuits commerciaux et des modalités de l’échange dans l’industrialisation du continent. La spécialisation des agents
commerciaux et le décloisonnement des réseaux marchands auraient en effet été des facteurs essentiels de l’extension des marchés de consommation et la principale

incitation au changement d’échelle de la production industrielle . Loin d’être isolée, cette analyse se fondait,
tout en les confirmant, sur diverses études consacrées au capitalisme commercial britannique et américain des XVIIIe et XIXe siècles . Plus généralement, elle s’inscrivait dans le cadre
problématique délimité, dans la seconde moitié du XXe siècle, par les travaux du philosophe Karl Polanyi, des historiens économistes néo-institututionnalistes Douglass North, Oliver Williamson et
Avner Greif, ou encore du sociologue Mark Granovetter.

Dans la Grande Transformation, Karl Polanyi postule, en effet, que l’émancipation des relations économiques de
leurs environnements sociaux et culturels – le désencastrement du marché – constitue le facteur décisif de la transformation et de l’essor économique du Royaume-Uni, et plus généralement du monde
occidental, au XIXe siècle . Le sociologue américain Mark Granovetter arrive à une conclusion comparable lorsqu’il affirme la force des « liens faibles » – à savoir, par opposition aux « liens
forts », les relations humaines qui ne sont pas incluses dans un réseau dense de liens familiaux, ethniques ou confessionnels. S’il ne diagnostique pas explicitement une évolution historique sur
ce point, l’association entre liens faibles et modernité apparaît comme évidente dans son travail . Á partir de postulats théoriques et de terrains différents, les historiens économistes
néo-institutionnalistes rejoignent aussi une telle lecture du développement économique occidental lorsqu’ils placent l’innovation institutionnelle au cœur du processus ayant permis le passage des
échanges personnels aux échanges impersonnels ou lorsqu’ils constatent que les réseaux communautaires,

efficaces au sein de groupes ethniques homogènes et restreints, ne conviennent pas dans le cadre de marchés
élargis et s’effacent donc devant des structures de firme à la fois plus impersonnelles et plus strictement formalisées par le droit.

Largement diffusées et commentées parmi les historiens européens, qui ont tendance d’ailleurs à critiquer leur
vision trop linéaire du changement, ces différentes approches n’ont pourtant jamais été, à ce jour, unifiées dans un même questionnement théorique, qui reviendrait à discuter le rôle du processus
de dépersonnalisation de la relation de commerce dans le développement économique européen d’ensemble et, plus généralement, dans la formation de la société occidentale moderne. Quant aux travaux
historiques ou sociologiques qui ont tenté de nuancer l’idée de dépersonnalisation, par exemple à partir de cas où des institutions formelles venaient appuyer le fonctionnement de liens
personnels , ils n’ont pas convergé en une critique unifiée. Surtout, les propositions sur la dépersonnalisation n’ont pas été clairement validées, ni infirmées, par des travaux de terrain
permettant de discuter la réalité, la portée et les limites d’une telle transformation de la relation de commerce. L’ambition de notre projet de recherches est donc double : théoriser le
processus historique décrit et le confronter, ensuite, à la réalité empirique.

Une approche résolument empirique

Pour pouvoir analyser sur une longue période les processus de formalisation et de dépersonnalisation de la
relation de commerce, nous avons fait le choix de circonscrire le champ de nos observations à deux types de sources, qui, dépouillées dans cinq places négociantes majeures de la France des XVIIIe
et XIXe siècle (Paris, Marseille, Lyon, Lille et Rouen-Le Havre), serviront de marqueurs pour observer les changements en cours : les lettres circulaires et les procurations. Il s’agit de sources
encore très peu étudiées – en tout cas dans cette optique –, qui nous informent sur des processus cruciaux et complémentaires pour le commerce : l’information et l’action à distance.

Les lettres circulaires sont des courriers imprimés et standardisés que prennent l’habitude d’utiliser les
négociants dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’abord pour informer leurs partenaires sur les changements survenus au sein de leur firme, puis, très vite, pour faire connaître leur
établissement auprès d’un public le plus large possible, rendu désormais accessible par l’essor parallèle des almanachs commerciaux. Plusieurs fonds de circulaires, regroupant des centaines
d’exemplaires, ont déjà été identifiés et utilisés dans le cadre d’études qualitatives . Il s’agirait dorénavant de systématiser leur dépouillement et de préciser les usages de cet instrument –
fonder le crédit d’une firme ? Élargir et décloisonner son espace relationnel ? – et ses implications dans la structuration et l’uniformisation du marché intérieur français, ainsi que dans son
intégration à un ensemble européen et mondial plus large.

Les procurations étaient employées par les négociants afin de déléguer à un tiers la gestion d’une affaire ou d’un
contentieux situé dans un lieu éloigné. Généralement octroyées à un partenaire de confiance – un correspondant habituel, un parent ou un proche sur le point de partir en voyage – elles tendent de
plus en plus, aux XVIIIe et XIXe siècles, sans que les pratiques anciennes disparaissent totalement, à l’être à des mandataires professionnels.

Cette évolution, que suggère une première approche des fonds mais que doit confirmer un travail de dépouillement
plus systématique, permet de saisir l’un des aspects les plus significatifs de la dépersonnalisation de la relation de commerce tout en en soulignant les limites, car toutes les opérations
commerciales et toutes les places marchandes ne furent pas également affectées par cette nouvelle pratique.